Chapitre 1 : au temps de la jungle
L’île de Bornéo est couverte de forêts tropicales depuis plus de 130 millions d’années. Sa situation géographique, dans cette ceinture équatoriale qui bénéficie d’une abondance de soleil et de pluies, a fait de cette terre le foyer d’une flore et d’une faune d’une variété exceptionnelle. L’île compte 3 000 espèces d’arbres ligneux, dont 58 % sont endémiques. Cela signifie que si l’une de ces espèces végétales endémiques disparaît à Kalimantan, elle disparaît aussi de la surface de la terre.
Pareil pour la faune : sur les 222 espèces de mammifères qu’abrite l’île, 44 sont endémiques, dont l’emblématique orang-outan de Bornéo (Pongo pygmaeus). Le plus étonnant est que, malgré la déforestation massive de ces dernières décennies, plus de 360 nouvelles espèces d’oiseaux, d’insectes, de reptiles et de mammifères ont été découvertes entre 1994 et 2013, telles que l’éléphant pygmée de Bornéo (Elephas maximus borneensis), repéré au début des années 2000, et le rhinocéros de Bornéo (Dicerorhinus sumatrensis harrissoni), en 2013.
Chapitre 2 : les premiers chasseurs-cueilleurs
Il y a environ 50 000 ans, des populations d’Homo sapiens ont migré d’Afrique et sont arrivées sur cette terre équatoriale. Les traces les plus anciennes de cette présence sont les fossiles d’humains modernes dans la grotte de Niah, au Sarawak [dans la partie malaisienne de Bornéo] et les peintures rupestres à Sangkulirang-Mangkalihat, dans l’est de Kalimantan. Bornéo fait partie du plateau continental de Sunda, qui, à cette époque, était encore intégré au continent eurasien [car non submergé par la montée des océans survenue à la fin de l’ère glaciaire]. Elle n’existait alors pas en tant qu’île, pas plus que Java ou Sumatra : toutes trois étaient reliées par un corridor de basses plaines constituées de savane qui a probablement servi de couloir pour les migrations humaines.
Ces migrants vivaient de chasse et de cueillette. Ce mode de vie est encore aujourd’hui pratiqué par les Punan, appelés Penan, en Malaisie. Ces communautés comptent de nombreux sous-groupes, comme les Punan Aput, les Punan Tubu et les Punan Batu, qui vivent dans la partie indonésienne de l’île. Leurs ancêtres étaient [entre autres] originaires d’Asie continentale. Autrefois, ces divers groupes nomadisaient pour chasser – principalement le sanglier – et pour cueillir des plantes comestibles – essentiellement des tubercules sauvages et du sagou des montagnes (Eugeissona utilis). Aujourd’hui, la plupart sont sédentarisés dans des villages en lisière des forêts, et certains ont même été déplacés dans des centres urbains.
Les derniers groupes de chasseurs-cueilleurs vivent dans le district de Bulungan, dans le nord de l’île. Ce sont des Punan Batu, très méconnus. Lors de son recensement des Punan, mené en 2002-2003, le Centre de recherche forestière internationale (Cifor) s’est contenté de noter qu’ils vivaient toujours à l’intérieur des terres, mais sans donner leur nombre, ni expliquer qui ils sont ni quel est leur mode de vie. L’existence de ce groupe humain n’est même pas attestée par l’État indonésien. Leur nom ne figure pas sur la liste des communautés autochtones isolées (KAT) publiée par le ministère des Affaires sociales en 2018.
Fin 2018, nous [des journalistes de Kompas] avons suivi l’expédition d’une équipe de chercheurs en biologie moléculaire de l’institut Eijkman [financé par le gouvernement indonésien] qui visait à recueillir des informations sur les Punan Batu et à prélever des échantillons génétiques. Ceux que nous avons rencontrés vivaient depuis des générations dans des grottes karstiques et dans la forêt en amont de la rivière Sajau. Ils n’étaient plus qu’une centaine de familles. Ils vivaient en petits groupes séparés, les plus proches à environ une journée de marche en amont de la rivière Sajau, les plus éloignés à quinze jours de marche. Les Punan Batu sont sans doute les ultimes chasseurs-cueilleurs de Kalimantan, les derniers à pouvoir nous montrer comment nos ancêtres subsistaient en dépendant exclusivement des dons de la nature.
Dans la forêt, toujours plongée dans l’obscurité à cause de la canopée dense des arbres que les rayons du soleil ne parviennent jamais à percer, les Punan Batu [que nous avons rencontrés en 2018] ne différenciaient pas le jour de la nuit pour chercher leur nourriture. Presque aucun aliment n’était stocké, tout était fraîchement cueilli dans la nature, sauf peut-être la graisse de sanglier, qui était conservée dans des pots en argile et suspendue au plafond de la grotte pour la tenir hors de portée des animaux. La pression sur leur mode de vie était de plus en plus forte. “Le gibier est de plus en plus rare. Le gaharu [appelé aussi calambac ou bois d’aloès, une résine très recherchée, utilisée entre autres pour la fabrication de l’encens] et d’autres gommes ont disparu, et on trouve de moins en moins de miel”, nous avait raconté Maruf, membre des Punan Batu. Asut, un autre Punan Batu, nous avait raconté que, dix ans plus tôt, il récoltait du miel sauvage une fois par an. “Maintenant, c’est tous les trois ans au mieux. Et la récolte a beaucoup diminué. Avant, en une fois, on rapportait deux seaux (10 litres). Désormais, c’est moins d’un demi-seau.”
Les tualangs [ou arbres à miel, les plus grands d’Asie du Sud-Est, pouvant atteindre 88 mètres de haut], au faîte desquels les abeilles font leur ruche, sont abattus par les entreprises forestières. Les plantes à fleurs sont arrachées pour être remplacées par des plantations de palmiers à huile. Selon Maruf, les Punan Batu avaient protesté à plusieurs reprises contre la destruction de la forêt, qui est leur maison et le lieu de vie de leur communauté. “Mais on nous répond que ce sont des terres domaniales. Nous ne sommes pas reconnus parce que nous n’avons pas de carte d’identité.”
Quant aux Punan Batu qui ont quitté leur forêt ancestrale, ils ont du mal à s’
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Ahmad Arif