En Espagne, “sortir à la fraîche” est un réseau social à part entière


“Les liens qui nous font du bien”, hors-série Nᵒ 109 de “Courrier international”.
“Les liens qui nous font du bien”, hors-série Nᵒ 109 de “Courrier international”.

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Les soirs d’été, on peut encore voir cette scène familiale dans de nombreux villages espagnols : des personnes âgées sortent leurs chaises et se retrouvent pour discuter en profitant des températures plus clémentes à la tombée de la nuit. Une image qui nous renvoie à des temps plus communautaires, où nous étions tous plus liés les uns aux autres.

Cependant, cette pratique (simple mais essentielle) a peu à peu disparu des villes, où l’individualisme, les températures élevées et le manque d’espaces adaptés condamnent les personnes âgées à passer les longs mois d’été dans la solitude.

Alors que cette tradition se perpétue dans les zones rurales – non sans mal, comme à Santa Fe [commune de la province de Grenade], où la police a rappelé qu’elle pouvait être illégale –, le temps où l’on pouvait “sortir à la fraîche” en ville semble révolu. Comment le vivent ceux qui y passent leurs vieux jours ?

Des chaleurs qui isolent

L’individualisme qui caractérise nos sociétés contemporaines a un impact d’autant plus visible dans les environnements urbains. En ville, le rythme effréné et les relations impersonnelles font naître un paradoxe : des millions de personnes vivent ensemble et, pourtant, se sentent seules.

Cette perte de lien social pèse souvent sur le bien-être des personnes âgées. Selon les chiffres de l’INE [Institut national de la statistique en Espagne], le pays compte plus de 2 millions de personnes de 65 ans et plus qui vivent seules, en majorité des femmes. Entre la taille réduite des appartements, le peu de liens entre voisins et la perte progressive de mobilité, vieillir en ville peut nous rendre particulièrement vulnérables.

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Dans les villes comme Madrid, Barcelone ou Séville, non seulement les vagues de chaleur estivales représentent un risque physique (coup de chaleur, déshydratation, aggravation des maladies chroniques), mais elles limitent aussi les possibilités de contacts sociaux. Sortir dans la rue peut être une activité périlleuse. Les trottoirs sont brûlants, les bancs publics ne sont pas ombragés et de nombreux centres sociaux réduisent ou cessent complètement leur activité. Les logements, pour la plupart anciens et non équipés d’un système de ventilation ou de climatisation adéquat, deviennent de véritables fours.

Dans ce contexte, les interactions sociales diminuent précisément au moment où elles sont le plus importantes. Isabel, âgée de 83 ans, témoigne :

“L’hiver, je vais au moins faire un petit tour dehors, je vais au marché, je croise quelques personnes. Mais en été, si ma fille ne m’appelait pas par téléphone, je pourrais rester trois jours sans personne à qui parler.”

Un moment propice aux relations intergénérationnelles

La tradition de “sortir à la fraîche” n’est pas une simple coutume, c’est un réseau social à part entière. Cette habitude ne sert pas seulement à se rafraîchir dehors, mais joue un rôle communautaire essentiel en permettant à ceux qui la pratiquent de s’informer, d’écouter les autres, de partager des choses et de prendre soin les uns des autres.

Dans les villages, ces discussions sur le pas de la porte sont un moment propice aux relations intergénérationnelles, à la transmission de savoirs, au partage et à la construction d’une identité collective. En ville, l’environnement urbain a eu raison de cette tradition : le ciment, l’absence d’ombre et le passage incessant des voitures ne permettent pas de sortir une chaise et de s’asseoir pour bavarder sur le trottoir. La fraîcheur urbaine ne s’obtient qu’avec un appartement climatisé et isolé.

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Même dans les villages, paradoxalement, cette tradition peut entrer en conflit avec la réglementation, comme c’est le cas dans la commune de Santa Fe. [La police locale y a rappelé en mai que la voie publique est un “espace commun réglementé” et a demandé à la population : “Si nous vous demandons un jour de retirer des chaises ou des tables, veuillez le faire avec compréhension.”] L’avertissement de la police aux habitants a montré que même les traditions communautaires les plus anodines peuvent se heurter à la législation actuelle.

Quelques solutions

Face à ce constat, des initiatives urbaines ont vu le jour afin de permettre aux personnes âgées de renouer avec leur entourage pendant l’été. C’est notamment le cas du Réseau mondial OMS des villes et communautés amies des aînés, dont font partie plusieurs villes espagnoles.

Barcelone, par exemple, a conçu des itinéraires adaptés, ombragés et avec des bancs tous les quelques mètres, pour encourager les promenades même en été. La mairie a également lancé la campagne “Radars”, qui met en relation les personnes âgées avec leurs voisins et les commerçants du quartier afin de créer un réseau informel de soutien.

À Lérida, la mairie a aménagé des “refuges climatiques” – des lieux publics à température contrôlée spécialement conçus pour les personnes âgées, qui proposent également des activités culturelles et sociales.

Cette année, Madrid a élaboré un plan d’action contre les épisodes de fortes chaleurs à destination des plus vulnérables, dont les personnes âgées qui se retrouvent seules pendant l’été. Des visites à domicile sont organisées et des activités sont proposées dans des centres culturels climatisés et accessibles en transport pour les personnes à mobilité réduite.

Certaines municipalités comme Almadén, un village de 4 900 habitants dans la province de Ciudad Real, ont organisé ces derniers jours des sessions de discussion informelle à la nuit tombée entre les habitants et leur élue, intitulées “Viens prendre un bol d’air frais avec la mairesse”. Les habitants sont invités à apporter leur propre chaise aux différents endroits de la commune où ont lieu les échanges.

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Une occasion d’agir

Mais au-delà de ces initiatives, il est urgent de repenser la façon dont nous voulons vivre et vieillir. Les solutions doivent être adaptées à l’environnement urbain, mais elles doivent aussi être sociales et culturelles. Renouer avec des traditions comme “sortir à la fraîche” n’a rien de nostalgique. C’est avant tout une question de bon sens.

La solitude dont souffrent de nombreuses personnes âgées n’est pas une conséquence inévitable du vieillissement, mais plutôt une conséquence du type de société et de villes que nous avons construit. L’été, avec ses chaleurs extrêmes et ses changements d’habitudes, ne fait qu’exposer ces carences au grand jour. Mais c’est là une occasion d’agir.

Aménager des espaces ombragés, refaire des places et des rues des lieux de rencontre, nouer des relations entre voisins et renforcer les réseaux communautaires sont autant de conditions indispensables à des villes plus dignes, plus vivables et plus équitables.

Sortir à la fraîche à nouveau, ou son équivalent adapté à l’environnement urbain et au XXIe siècle, pourrait être l’une des clés de la lutte contre l’isolement estival. Car au fond, plus que la chaleur estivale, le plus dur à supporter, c’est le manque de chaleur humaine.



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