“Que j’aimerais ne pas avoir à choisir mon camp”



Les Aborigènes sont les premières victimes des violences policières. Le pays doit leur rendre justice, écrit dans le Sydney Morning Herald Stan Grant, un journaliste aborigène, ancien présentateur de CNN.

Nous vivons des temps difficiles. Des temps où l’on se sent obligé de choisir son camp. Des temps où la race n’est pas un vain mot, même si j’aimerais que ce ne soit pas le cas.

J’aimerais que nous puissions défendre la justice avant la race. Mais la justice ne saurait être indifférente à la couleur de peau, car l’injustice, elle, ne l’a jamais été.

Quand je regarde les États-Unis s’entredéchirer après la mort d’un autre Noir tué par la police, je vois des gens qui ressemblent aux membres de ma famille. Je vois des gens qui, tout comme moi, ont vécu le racisme.

J’ai grandi dans une famille aborigène. En politique comme à l’église, je regardais vers les géants américains de la lutte pour les droits civiques : des pasteurs noirs comme Ralph Abernathy, Jesse Jackson, et bien sûr Martin Luther King, des hommes qui estimaient que la personnalité devait l’emporter sur la couleur de peau.

Détruire le corps noir

Mais pour les Noirs américains, les États-Unis ont-ils jamais vraiment été le pays de la liberté ? [L’expression “land of the free”, littéralement “pays des hommes libres”, fait partie de l’hymne américain.]

Cette semaine [début juin, quelques jours après la mort de George Floyd le 25 mai], j’ai pensé à ces mots de l’écrivain noir américain Ta-Nehisi Coates : “Aux États-Unis, la destruction du corps noir est une tradition nationale.”

Coates a écrit son livre si marquant Between the World and Me [Une colère noire, lettre à mon fils, éditions Autrement] après que l’un de ses amis a été abattu par un policier. Dans cette lettre ouverte, Coates explique à son jeune fils : “Les services de police de ton pays sont autorisés à détruire ton corps.”

Parfois, les mots de Coates paraissent trop sombres, mais cette semaine [texte écrit le 6 juin] ils prennent des accents prophétiques pour les Noirs américains. Cette semaine, George Floyd incarne tous les Noirs des États-Unis qui sont morts sous les coups de fouet, pendus à un arbre lors d’un lynchage, ou qui ont péri dans un bâtiment incendié par des racistes à capuche blanche.

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432 Aborigènes morts en détention

Cette semaine, les Américains entendent le grand James Baldwin :

Être un nègre dans ce pays, et en être relativement conscient, c’est presque tout le temps être en colère.

J’ai éprouvé cette colère ces derniers temps.

Je l’ai éprouvée quand j’ai vu les garçons de Don Dale [centre de détention pour mineurs, en Australie] ligotés, cagoulés, battus, arrosés de gaz lacrymogène.

Je l’éprouve quand je me rappelle les histoires qu’on racontait dans ma propre famille : des histoires de ségrégation, de discrimination, de brutalités policières.

J’éprouve cette colère quand je repense au fait que les Indigènes [les Aborigènes] représentent la population majoritaire des prisons dans notre pays, et qu’ils meurent encore dans les cellules de la police : 432 Noirs sont morts en détention provisoire depuis la commission royale [d’enquête] d’il y a vingt-neuf ans.

Colère nécessaire

Nous devrions être tous en colère, car quand notre pays trahit son peuple, nous sommes tous trahis.

Certes, l’Australie a été généreuse avec moi, mais un trop grand nombre de mes congénères ne pourraient pas en dire autant. Ils sont trop nombreux à avoir été enterrés trop tôt, à avoir été pris dans la spirale de la pauvreté et de la détresse.

Notre impuissance est une torture, pourtant nous n’arrivons pas à nous en libérer.

Voilà l’héritage de notre histoire : ces plaies de l’âme qui ne se referment pas et peuvent si facilement se raviver.

L’histoire pèse d’un tel poids dans notre monde – dans les rues aux États-Unis, dans tout le Moyen-Orient. Elle pèse aux frontières de l’Europe et derrière la muraille de Chine.

Si nous pouvions ne pas choisir de camp

Ces divisions sont dangereuses. À partir des griefs de l’histoire, nous construisons notre identité, et l’identité dans ses formes extrêmes peut être quelque chose de terrible. L’identité peut nous dresser les uns contre les autres ; nous formons des tribus et nous nous entre-déchirons.

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Le philosophe et économiste Amartya Sen avait raison :

L’identité peut tuer – et ce avec désinvolture.

Que j’aimerais ne pas avoir à choisir mon camp. Que j’aimerais que nous puissions secouer le joug de l’histoire. Que j’aimerais que ces événements ne soient pas liés à la question raciale.

Mais cette semaine, il est difficile de ne pas voir la race, nous ne voyons plus que la race. Des gens qui ont été stigmatisés à cause de leur race recherchent la solidarité raciale.

Le rêve de Martin Luther King paraît si éloigné.

Pourtant, la violence peut nous aveugler face à ces Noirs et ces Blancs qui défilent ensemble pacifiquement, fidèles à ce que le plus grand président américain, Abraham Lincoln, appelait “les meilleurs anges de notre nature”.

La démocratie devrait être assez vaste pour nous englober tous, indépendamment de notre couleur de peau et de notre religion. Tel est le combat de notre temps, à l’heure où dans le monde la démocratie recule et l’autoritarisme progresse.

Notre pays peut-il tenir ses promesses ?

La mère, la sœur et le père de cet adolescent arrêté avec d’autres à Surry Hills [quartier de Sydney], au début de la semaine, ont demandé que l’accusation porte sur le policier qui a procédé à l’arrestation. [Les proches estiment que le policier a utilisé une violence excessive. Une enquête interne de la police est en cours.]

Ce symbole de la liberté, ce pays qui a promis de recueillir les pauvres, les “cohortes qui aspirent à vivre libres” [extrait du sonnet d’Emma Lazarus, Le Nouveau Colosse, gravé sur le piédestal de la statue de la Liberté], l’Amérique des rêves est en feu, incapable de faire régner l’ordre chez elle, et encore moins dans le reste du monde.

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Un triste spectacle pour nous : nous n’en sommes tous que plus pauvres.

Tandis que nos yeux sont tournés vers l’Amérique, et tandis qu’ici nous défilons en signe de solidarité avec le meilleur de l’Amérique, nous pouvons nous préserver de ce que ce pays a de pire.

Le moment est venu de nous demander si notre pays peut tenir ses promesses. Notre grand pays peut-il être grand pour tous ? Ce ne sont que des mots. Les actes sont plus difficiles, et à l’aune de nos actes, l’histoire nous enseigne que nous avons échoué.

Mais nous ne sommes pas les États-Unis. Heureusement, nos rues ne sont pas des champs de bataille. Ici, en Australie, l’appel en faveur de la justice ne doit pas être une invitation à la haine.

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Auteur

Stan Grant

Journaliste et écrivain aborigène, auteur de Sourde colère, un aborigène indigné, publié Au vent des îles, 2020.

Source

Fondé en 1831, “Le Héraut du matin de Sydney” est un titre généraliste et factuel. Son édition dominicale est de meilleure qualité.
 

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